La "Paix" de l’occupant …
Cisjordanie: la peur au compteur
(Benjamin Barthe)
http://www.aloufok.net/article.php3?id_article=3566
C’est un chemin boueux et cabossé qui traverse une cuvette plantée d’oliviers, en contrebas du village de Ramin, dans le nord de la Cisjordanie. Depuis que l’armée israélienne a barré avec un tas de terre la route qui mène de Naplouse à Jénine, ce terrain désolé fait office d’itinéraire bis. De jour comme de nuit, il est sillonné par une file cahotante de taxis collectifs. Un trajet d’environ une demi-heure que les chauffeurs parcourent la peur au ventre car tous connaissent les méthodes musclées des soldats qui se tiennent souvent là en embuscade.
Raëd Salahat, un "taximan" de 26 ans, en a fait l’amère expérience. Le matin du 13 août, il transportait une dizaine d’habitants des environs de Jénine en direction de Ramallah, lieu de leur travail. Au milieu de la plaine de Ramin, des soldats le mettent en joue et l’obligent à piler. "Tu ne sais pas qu’il est interdit de prendre cette route", lui demande l’un d’eux en hébreu. Sans attendre sa réponse, il lui assène un coup de crosse dans le visage. Les autres soldats font descendre les passagers et les forcent à s’allonger ventre à terre. L’un d’eux fait une série d’allers-retours, en leur marchant sur le dos. Ses collègues vident le taxi de tous les objets qui s’y trouvent et, au moindre signe de protestation des passagers, les leur jettent à la figure. "J’avais la tête qui tournait, raconte Raëd Salahat. Le soldat n’arrêtait pas de me demander pourquoi j’avais pris cette route et, à chaque fois que je tentais de m’expliquer, il me giflait."
Au bout d’une demi-heure de ce traitement, le soldat s’empare d’une tomate dans un cageot posé dans le coffre. Il la pose sur la tête de Raëd, fait deux mètres en arrière, épaule son fusil et dit : "Je vais la dégommer." "Il a commencé à compter, dit Raëd. A trois, je me suis effondré par terre. C’en était trop pour moi. J’étais persuadé qu’il allait me tirer dans la tête. Finalement, il n’a pas tiré, mais lui et les autres soldats ont recommencé à me frapper, à coups de poing, de pied et de crosse." Le calvaire dure encore une dizaine de minutes avant que les soldats n’ordonnent à leurs victimes de décamper. Alors qu’il redémarre, le corps couvert d’ecchymoses, Raëd voit dans son rétroviseur qu’ils ont déjà arrêté un nouveau taxi.
Ce témoignage a été initialement recueilli et vérifié par l’association israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem. Il a été répété au Monde sur un parking de taxis de Naplouse. Les brutalités dont il fait état ne relèvent pas de la bavure isolée. B’Tselem a récolté une demi-dizaine de témoignages du même acabit entre la mi-juillet et la mi-août et les a transmis au procureur militaire.
Les chauffeurs de taxi, qui s’échinent à contourner les barrages de l’armée, sont les principales cibles de ce harcèlement. Depuis le début de l’Intifada, dans le nord de la Cisjordanie, une centaine d’entre eux ont été blessés et vingt-trois tués par balles alors qu’ils se trouvaient au volant de leur véhicule. "La plaine de Ramin est la zone la plus dangereuse de la région de Naplouse, dit Mohamed Daraghmeh, un conducteur de 42 ans. Début octobre, les soldats m’y ont arrêté et ils m’ont promis qu’ils casseraient mon taxi s’ils m’y croisaient une nouvelle fois. Désormais, avant de pénétrer sur la plaine, je reste moteur et phares éteints pendant dix minutes, afin de vérifier que l’armée n’est pas là." Ces parties de cache-cache pour le moins périlleuses sont le résultat du bouclage quasi intégral auquel l’armée israélienne soumet le nord de la Cisjordanie pour, officiellement, des raisons de sécurité. Selon les décomptes d’OCHA, le bureau de coordination humanitaire des Nations unies dans les territoires occupés, plus de 170 obstacles au déplacement (check-point, barrière métallique, blocs de pierre, tas de terre, tranchée), sont disséminés dans cette région. Ils entravent le trafic automobile non seulement avec le centre et le sud de la Cisjordanie mais aussi entre les grandes villes du nord comme Naplouse, Tulkarem et Jénine et même entre les villages.
Naplouse, par exemple, est coupée de ses environs par six check-points, avec des règles de fonctionnement distinctes pour quasiment chacun d’entre eux. Au barrage de Beit Iba, à l’ouest, le passage des taxis est interdit dans les deux sens. A Huwara, au sud, l’entrée est autorisée, mais la sortie n’est permise qu’aux chauffeurs munis d’un permis délivré par l’armée. A Beit Furik, à l’est, le franchissement n’est accordé qu’aux résidents du hameau. Au check-point 17, plus au nord, seuls les chauffeurs qui non seulement habitent dans les villages mitoyens, mais disposent en plus d’un permis en règle, ont le droit de passer.
Et ainsi de suite. Le règlement d’un check-point est aussi tatillon que fluctuant. Son impact toujours dévastateur. "Il m’est plus simple de voyager aux Etats-Unis que de rentrer à Naplouse", soupire Tareq Hamadna, un chauffeur qui habite Asira Ash-Shamaliya, un village situé au pied du barrage 17, mais qui, faute de permis, n’est pas autorisé à le traverser. "L’administration militaire rejette mes demandes, explique-t-il, car, en 1992, j’ai fait une année de prison. Le seul trajet sur lequel je peux travailler, c’est du village au check-point et retour. Cinq minutes de route à un shekel et demi (1 shekel est équivalent à environ 18 centimes d’euros). On tourne en rond comme des animaux en cage."
A chaque nouvelle restriction de l’armée, les chauffeurs tentent de trouver la parade. Comme sur la plaine de Ramin, ils défrichent des routes alternatives, à travers les champs d’oliviers et les collines, qui durent le temps que l’armée les repère et en bloque l’accès. Pour échapper aux barrages volants, les taxis ont aussi mis en place un réseau d’informateurs. Installés à proximité des zones à risques, ces Palestiniens renseignent les conducteurs par téléphone sur la présence ou non de l’armée. "On les appelle les Tam-Tams", dit Raëd Salahat. Leur succès est tel que certains d’entre eux ont obtenu, de la compagnie de téléphonie mobile Jawwal, un numéro surtaxé qui leur garantit de toucher un pourcentage sur le produit des milliers d’appels qu’ils reçoivent chaque mois.
Mais ce système D trouve vite ses limites. Iyad Kurdi, le patron d’Itemad, la plus vieille agence de taxis de Naplouse, le sait mieux que quiconque. Attablé à son bureau en centre-ville, ce quadragénaire qui dirige le syndicat des chauffeurs du nord de la Cisjordanie évoque avec une voix lasse son chiffre d’affaires, en chute de 70 %.
La crise tient en partie à l’irruption sur le marché de centaines de "shebabs" (jeunes) qui s’improvisent taxis en profitant de l’apathie de la police palestinienne. "Sur 2 400 taxis en service à Naplouse, environ 1 000 sont des voitures volées en Israël dont les conducteurs n’ont ni licence ni assurance", déplore-t-il. Mais le morcellement de la Cisjordanie par les check-points joue aussi un rôle déterminant.
Des 40 chauffeurs qu’il emploie, la moitié seulement ont le droit de franchir les check-points qui enserrent Naplouse. " En Israël, un taxi peut faire une moyenne de 1 000 kilomètres par jour. Nous, quand on dépasse les 200, on s’estime contents", dit-il. A Huwara, le barrage qui commande l’accès à Ramallah et à tout le sud de la Cisjordanie, l’attente peut durer une journée entière.
Iyad Kurdi, qui a pris l’habitude de voir revenir ses chauffeurs à bout de nerfs, a rangé dans son tiroir une série de cachets antistress et maux d’estomac. "Je dispose même d’un appareil de mesure de la pression artérielle, avoue-t-il en ouvrant une boîte en plastique bleu. Une récente étude menée par des docteurs étrangers a montré que 80 % des conducteurs de taxi palestiniens souffrent d’hypertension."
Cette situation tranche avec le passé illustre de la compagnie Itemad. Lorsque Hussein Kurdi, le père d’Iyad, l’inaugure en 1959 après avoir travaillé pour la légion arabe du général britannique Glubb Pacha, ses chauffeurs roulent jusqu’à Bagdad. Un tract publicitaire jauni par les années vante "des voyages à travers le désert". Itemad est alors l’agence de la bourgeoisie de Naplouse, traditionnellement liée à la famille royale hachémite.
"Après 1967 et l’occupation israélienne, la frontière jordanienne a été fermée, raconte Iyad Kurdi. Après 1994 et le début du processus de paix, l’accès à la bande de Gaza n’a plus été possible sans permis. Après 2000 et la seconde Intifada, plus personne n’a pu aller à Gaza. Et désormais, depuis 2005, même l’accès au wadi Badhan nous est interdit. Le monde entier se développe, échange et noue des relations, mais nous, nous sommes enfermés sur un territoire de plus en plus étroit."
Youssef Hajaj a vécu cette métamorphose. L’allure frêle, la moustache bien taillée et le sourire timide, le vieil homme, habillé d’un gilet rouge effiloché, conduit pour Itemad depuis 1960. Un "employé modèle qui n’a pas raté un seul rendez-vous en quarante-six années de carrière", clame son patron.
Autrefois, il véhiculait les parlementaires jordaniens entre Naplouse, Amman et Jérusalem. Aujourd’hui, âgé de 68 ans, il travaille entre le centre-ville et le camp de réfugiés de Balata. Moins de dix kilomètres aller-retour. Pour "raisons de sécurité", l’armée israélienne a refusé de lui délivrer un permis de sortie de Naplouse.
Benjamin Barthe
Le Monde du 12 décembre 2006