Comprendre
Gaza et "les boucliers humains"
( par Alain Gresh )
Lhistoire se répète. Alors que larmée israélienne poursuit ses offensives meurtrières à Gaza, dans lindifférence des pays européens et avec laval affirmé de Washington, resurgit un débat qui avait éclaté dans les premiers mois ayant suivi léclatement de la seconde Intifada, à la fin septembre 2000. A nouveau, la presse parle de « boucliers humains » et de lutilisation par les combattants palestiniens de femmes et denfants pour se protéger. Avec une différence pourtant entre 2000 et 2006 : nos médias semblent bien plus enclins aujourdhui quhier à accepter ce terme de « boucliers humains » utilisé par les responsables israéliens. Petit à petit, cest la version israélienne du conflit qui simpose.
Avant de revenir sur quelques aspects de ce qui se passe à Gaza, je voudrais proposer quelques pages écrites en ouverture de mon livre Israël-Palestine, vérités sur un conflit (Hachette), paru en septembre 2001, et qui abordent ce problème des « boucliers humains».
« Est-ce ratiociner que de se demander doù venaient ces enfants, qui les avait mis en première ligne, dans le cadre de quelle lugubre stratégie du martyre ? […] Est-ce faillir, oui, que de suggérer que la brutalité insensée de larmée sud-africaine, cette débauche et cette disproportion des moyens employés étaient une réponse à ce quil faut appeler une déclaration de guerre des Noirs ? » Ces mots, sils avaient été écrits au lendemain des émeutes de Soweto de 1976, qui virent se soulever la jeunesse des townships dAfrique du Sud, auraient définitivement discrédité leur auteur…
Or ce texte, Bernard-Henri Lévy la écrit dans Le Point du 13 octobre 2000. On lisait ainsi : « Est-ce ratiociner que de se demander doù venaient ces enfants, qui les avait mis en première ligne, dans le cadre de quelle lugubre stratégie du martyre ? […] Est-ce faillir, oui, que de suggérer que la brutalité insensée de larmée israélienne, cette débauche et cette disproportion des moyens employés étaient une réponse à ce quil faut appeler une déclaration de guerre des Palestiniens ? » Des dizaines de jeunes de moins de 18 ans, parfois des enfants, furent tués durant les premières semaines de la seconde Intifada. Et Bernard-Henri Lévy se demande ce quils faisaient en première ligne. Se serait-il posé la question si ces jeunes avaient été bosniaques ou tchétchènes ?
Quelques semaines plus tard, Bernard-Henri Lévy « rectifie » légèrement le tir, si lon peut dire, à la suite dun voyage en Palestine : « Un argument que je nutiliserai plus, reconnaît-il, après avoir entendu des mères palestiniennes me dire, comme toutes les mères du monde, leur folle angoisse quand, à lheure de la sortie de lécole, elles ne voient pas rentrer leur fils : "les enfants délibérément mis en avant, sciemment transformés en boucliers humains, etc." » Mais il ajoute que le petit Mohamed El Dourra, cet enfant dont la mort a été filmée en direct par les caméras de télévision, a été tué par « une balle "perdue" », non par « le tir ciblé dun soldat juif assassin denfants » (Le Point, 24 novembre 2000). Ainsi, Bernard-Henri Lévy a besoin de faire le voyage en Palestine pour comprendre que les mères palestiniennes ne hurlent pas de joie quand tombent leurs enfants, que les Palestiniens sont, tout simplement, des êtres humains ?
LHistoire joue parfois de drôles de tours, comme le prouve cette anecdote. La manifestation a été très dure. Les affrontements se sont prolongés. À lissue dune journée démeutes, on relève 9 morts et 44 blessés graves. Sur ces derniers, 18 sont âgés de 8 à 16 ans, 14 ont entre 16 et 20 ans. La presse dénonce alors ces parents qui se servent de leurs enfants comme « boucliers humains » ou qui les envoient au casse-pipe alors queux restent tranquillement à la maison. Ces faits se passent bien en Palestine, mais en… novembre 1945 à Tel-Aviv. Les manifestants étaient alors des juifs qui protestaient contre les restrictions de limmigration. Davar, le quotidien de la centrale syndicale juive (la Histadrout) publia une caricature qui lui coûta une interdiction dune semaine : un médecin, aux côtés denfants blessés sur leur lit dhôpital, dit à un collègue : « Bons tireurs, ces Anglais ! Des cibles si petites, ils ne les ratent pas ! »
Cet épisode a été rapporté par Charles Enderlin, correspondant de France 2 à Jérusalem, dont léquipe a filmé en direct la mort du petit Mohamed El Dourra. Bernard-Henri Lévy aurait-il écrit à lépoque que les jeunes manifestants avaient été tués par une « balle perdue » ? Et que signifie sa formule « soldat juif assassin denfants » ? Une semonce à tous ceux qui critiquent larmée israélienne : vous seriez porteurs dun antisémitisme camouflé, vous propageriez les pires clichés de lantisémitisme, des juifs « buveurs du sang des enfants ». Si notre « philosophe » avait tout simplement lu la presse israélienne, il aurait su que, oui, des soldats israéliens tuent délibérément, y compris des enfants.
La journaliste israélienne Amira Hass a publié ce dialogue insensé avec un tireur délite de larmée israélienne : « On nous interdit de tuer les enfants », explique-t-il en parlant des ordres de sa hiérarchie. Mais il ajoute :« Vous ne tirez pas sur un enfant qui a 12 ans ou moins. Au-dessus de 12 ans, cest autorisé. Cest ce quils nous disent » (Le Monde, 24 novembre 2000). Lorganisation israélienne de défense des droits humains Betselem, sappuyant sur les chiffres mêmes de larmée israélienne, a montré que dans les trois quarts des incidents les plus mortels, entre le début de lIntifada et le 15 novembre 2000, on navait décelé aucune présence de tireurs palestiniens (International Herald Tribune, 14 décembre 2000). La presse a mentionné les nombreux cas où des Palestiniens, oui, des enfants, avaient été délibérément tués alors que la vie des soldats nétait nullement en danger. Le refus de larmée douvrir des enquêtes sur la plupart de ces cas encourage évidemment un tel comportement. Tout au long de la seconde Intifada, ces pratiques ont perduré : selon Amira Hass, à la mi-juin 2002, 116 enfants ont été tués à Gaza, 253 en Cisjordanie. Et une enquête dun autre journaliste israélien Joseph Algazy, du quotidien Haaretz, a révélé le cauchemar de dizaines de Palestiniens de 14, 15 ou 16 ans battus, maltraités et même, pour certains, torturés dans les prisons israéliennes.
Retour à Gaza aujourdhui. Commençons par quelques chiffres, bruts, sans âmes, mais parlants. Selon des statistiques recueillies par Patrick OConnor, dans son article du 4 novembre, « Israels Large-Scale Killing of Palestinians Passes Unreported », entre le 29 mars 2006 (date de lentrée en fonction du gouvernement dirigé par le Hamas) et le 3 novembre, 491 Palestiniens ont été tués par les Israéliens contre 19 Israéliens tués par les Palestiniens, un ratio de près de 26 Palestiniens pour 1 Israéliens. Depuis le 1er juillet, ce ratio est de 76 Palestiniens pour 1 Israélien.
Mais il sagit de terroristes rétorquera-t-on et cest largument qua utilisé le premier ministre Ehud Olmert devant le parlement, le 30 octobre, affirmant que larmée israélienne avait tué 300 « terroristes » à Gaza. Lorganisation des droits humains israélienne BTselem a répondu que,, effectivement, larmée israélienne avait tué 294 Palestiniens à Gaza depuis lenlèvement du caporal Gilad Shalit entre le 26 juin et le 27 octobre. Mais, ajoute-t-elle, plus de la moitié 155 personnes dont 61 enfants sont des civils qui ne participaient pas aux combats.
Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies, a lancé le 3 novembre un appel à Israël « pour quil fasse preuve de la plus grande retenue, népargne aucun effort pour protéger les civils et à sabstienne daggraver une situation déjà grave ».Il a appelé également les militants palestiniens à « cesser le lancement de roquettes contre des cibles civiles israéliennes ». En réponse à cette déclaration, le porte-parole du département dEtat, Sean MacCormack, a répliqué, le 3 novembre, que la situation à Gaza était provoquée par laction des terroristes et quIsraël ne faisait que se défendre.
On notera les déclarations particulièrement « langue de bois » du porte-parole du ministère français des affaires étrangères le 2 novembre : « Nous avons noté la poursuite de lopération israélienne dans le nord de la bande de Gaza qui, à notre connaissance, a provoqué la mort de onze personnes. Nous rappelons quil est indispensable déviter lescalade et de réduire les tensions. La situation qui prévaut aujourdhui à Gaza est très préoccupante. Cela renforce dautant plus la nécessité dune relance du processus de paix. » Elles sont confirmées le lendemain : « Nous nous sommes déjà exprimés à plusieurs reprises, notamment, sur la situation dans la bande de Gaza. Hier encore, nous avons rappelé que nous étions préoccupés par cette situation et que nous appelions évidemment chacun à la retenue pour éviter lescalade. La France souhaite relancer le processus de paix, et, vous le savez, est prête à y contribuer. Nous considérons en effet que ce ne sont pas les actes de violence qui permettront de résoudre le conflit. » Le plus étonnant dans ces déclarations, qui évitent de condamner le gouvernement israélien, cest que les responsables français ne semblent pas mesurer à quel point elles discréditent le discours occidental sur les droits humains, la démocratie, la justice, etc. et quelles apportent de leau au moulin des forces les plus extrémistes.
Pour conclure, voici la traduction intégrale du texte dAhmed Youssef, conseiller du premier ministre Ismaïl Haniya paru à la veille de lactuelle escalade dans le New York Times du 1er novembre et intitulé « Pause for Peace » (Une pause pour la paix, reproduit dans International Herald Tribune, du 2 novembre). Javais déjà signalé une autocritique dun responsable du Hamas intitulée « Pitié pour Gaza » dans un blog précédent. Si lopinion de Youssef ne représente sans doute quun des courants à lintérieur de lorganisation islamiste, il me semble intéressant de lécouter et surtout de lentendre.
« Ici à Gaza peu de gens rêvent de paix. Pour linstant, la plupart osent seulement rêver dune absence de guerre. Cest pourquoi le Hamas a proposé une trêve de longue durée durant laquelle les peuples palestinien et israélien pourront négocier un paix durable. »
« Une trêve se dit en arabe "houdna". Couvrant dix années, elle est reconnue par la jurisprudence musulmane comme un accord à la fois légitime et contraignant. Une houdna va au-delà de la conception occidentale du cessez-le-feu et contraint les parties à utiliser cette période pour chercher une résolution durable et non-violente de leurs différences. Le Coran trouve un grand mérite dans ces efforts pour promouvoir la compréhension entre les peuples. Alors que la guerre déshumanise lennemi et rend plus facile le fait de tuer, la houdna donne loccasion dhumaniser les opposants et de comprendre leur position avec le but de résoudre les conflits quils soient inter-tribaux ou internationaux. »
« Une telle conception une période de non guerre mais de résolution seulement partielle dun conflit est étrangère à lOccident et a été accueillie avec beaucoup de suspicion. Beaucoup dOccidentaux à qui jai parlé se demandent comment on peut arrêter la violence sans résoudre le conflit. »
« Je dirais, pourtant, quun tel concept nest pas aussi étranger quil y paraît. Après tout, lArmée républicaine irlandaise (IRA) a arrêté ses actions militaires pour libérer lIrlande du Nord sans reconnaître la souveraineté britannique. Les républicains irlandais continuent daspirer à lunité de lIrlande libre de la tutelle britannique, mais veulent utiliser pour cela des moyens pacifiques. Si on avait obligé lIRA à renoncer à sa vision dune Irlande réunifiée avant de négocier, la paix naurait jamais prévalu. Pourquoi demander plus aux Palestiniens, alors que lon sait que lesprit de notre peuple ne le permettra jamais ? »
« Quand le Hamas sengage sur un accord international, il le fait au nom de Dieu et donc tient sa parole. Le Hamas a respecté ses précédents engagements concernant un cessez-le-feu comme les Israéliens le reconnaissent à contre-coeur en notant "au moins le Hamas fait ce quil dit". »
« La proposition de houdna nest pas une ruse, comme certains laffirment pour renforcer notre appareil militaire, pour gagner du temps pour mieux sorganiser, ou pour renforcer notre contrôle de lAutorité palestinienne. Les mouvements politiques fondés sur la foi en Algérie, en Egypte, en Irak, en Jordanie, au Koweït, en Malaisie, au Maroc, en Turquie et au Yémen ont utilisé la tactique de la houdna pour éviter lextension dun conflit. Le Hamas se conduira aussi sagement et honorablement. »
« Nous les Palestiniens sommes prêts à une houdna pour mettre un terme immédiat à loccupation et pour commencer une période de coexistence pacifique durant laquelle les deux parties nutiliseront aucune forme dagression ou de provocation militaire. Durant cette période de calme et de négociation, nous pourrons aborder des questions importantes comme le droit au retour et la libération des prisonniers. Si les négociations échouent à déboucher sur une solution durable, alors la prochaine génération de Palestiniens et dIsraéliens auront à décider de prolonger ou non la houdna et de rechercher une paix négociée. »
« Il ne peut y avoir de solution globale du conflit aujourdhui, cette semaine, ce mois-ci ou même cette année. Un conflit qui suppure depuis aussi longtemps peut toutefois être résolu durant une décennie de coexistence pacifique et de négociations. Cest la seule solution de rechange raisonnable à la situation actuelle. Une houdna conduira à la fin de loccupation et créera un espace et le calme pour résoudre les problèmes en suspens. »
« Peu de gens de Gaza rêvent. Pour les derniers six mois il est même difficile de dormir. Mais lespoir nest pas mort. Et quand nous osons espérer, voilà ce que nous voyons : une houdna de dix ans durant laquelle, si Dieu le veut, nous apprendrons à rêver de paix. »
Blog.mondediplo.net – 03 Novembre 2006
Pétition
Non au terrorisme de l’État d’Israël
contre les peuples Palestinien et Libanais
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